Exercer son esprit critique au service de la lecture d’une oeuvre - Lettres - Académie de Normandie

Exercer son esprit critique au service de la lecture d’une oeuvre

Les "Lettres de poilus" sont souvent proposées à la lecture en classe de 3ème. A la croisée entre les programmes de français et d’histoire, le recueil des lettres accompagne en effet régulièrement les collégiens dans la découverte d’une oeuvre interrogeant "les notions d’engagement et de résistance" . Comment en revanche veiller à ne pas cantonner la lecture à l’illustration d’une période historique ? Comment au contraire aiguiser les compétences critiques comme le jugement des élèves au service de l’appropriation de ces textes ?

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L’exemple d’une démarche, renouvelant l’étude des Lettres de poilus avec des élèves de 3ème : Smartphone de poilus

Un projet mené par Grégory DEVIN, professeur et formateur de français et Laurent SICCARD, professeur et formateur d’histoire-géographie, au collège Marcel-Grillard, Bricquebec dans La Manche

  Pourquoi ce projet ?

Le titre peut en effet surprendre. L’anachronisme pourrait paraître incongru, s’il ne visait à souligner la volonté des deux enseignants à l’origine du projet, d’initier une réflexion visant à accroître le sens de l’acte de lecture lui-même en le recontextualisant à la lumière des pratiques culturelles des adolescents.

La première hypothèse explorée est celle que la prise en compte des pratiques culturelles des élèves serait de nature non seulement à les réengager dans la lecture mais aussi à soutenir le travail interprétatif.
La seconde hypothèse explorée est celle que la construction conjointe, des compétences de lecture, d’analyse et de littératie numérique est vertueuse, les unes se développant à la faveur du développement des autres.

Il ne s’agit pas ici d’utiliser des outils numériques en tant que tels, mais bien davantage d’explorer en classe les nouvelles modalités d’écriture et d’expression initiées par les outils mobiles et les réseaux sociaux.
Il s’agit tout autant de prendre appui sur ces nouvelles modalités d’écriture pour en questionner les enjeux, les modalités de production comme de réception, afin d’aiguiser les compétences critiques des élèves.

  Quelle mise en oeuvre en classe ?

1- Un travail personnel en amont du projet
Les élèves sont invités à prendre une photographie du monument aux morts de leur commune, photographie incluant une liste des soldats décédés durant la Première Guerre mondiale. Afin de mesurer leurs compétences numériques, ils envoient ces images en pièce jointe d’un mail correctement formulé, via l’ENT. L’enseignant d’histoire-géographie les compile ensuite dans un document en ligne, par exemple l’application “cahier multimédia” de l’ENT NEO.

2- Une séance préparatoire, sous la forme d’un débat mené conjointement par les deux enseignants, visant à interroger les usages des élèves.
Les collégiens mettent en commun les applications qu’ils utilisent le plus régulièrement. C’est également l’occasion pour les professeurs de découvrir les “outils” qu’ils pratiquent, et de quelle façon.
Ensuite, la consigne générale est donnée, à la manière d’une fiction créant une faille temporelle :

“Un téléphone portable est retrouvé à côté du corps sans vie d’un soldat français de la guerre 14-18. À vous d’imaginer son contenu, en tenant compte à la fois du contexte historique et des conditions d’existence dans les tranchées.
Pour ce faire, vous détournerez des applications contemporaines (envoi de SMS, de mails, appareil photo, profils sur les réseaux sociaux, météorologie, playlists musicales…) en les adaptant avec pertinence à la situation personnelle du soldat. Vous présenterez votre travail à la classe, sous la forme d’un diaporama. Vous pouvez bien entendu travailler en groupe.”

3- Un projet long mené en autonomie, en résonance avec les séances conduites en classe en français et en histoire-géographie
Les élèves disposent de plusieurs semaines pour rendre leur travail, cinq à six semaines environ, soit le temps d’une période scolaire de vacances à vacances.

4- Co-enseignement et séances disciplinaires
Au cours de la période, plusieurs séances disciplinaires ou en co-enseignement permettent de soutenir les élèves dans leur projet.
Ainsi, une séance menée avec le professeur d’histoire-géographie leur permet de découvrir le site “mémoire des hommes” : les élèves peuvent y repérer l’unité combattante d’un soldat de leur commune, avant d’aller chercher dans le journal de marche de son unité les circonstances possibles de sa mort.
Les collégiens ont également accès à l’ensemble des photographies prises par la classe, rassemblées par l’enseignant d’histoire-géographie dans un espace commun.

Une seconde séance, transversale, à mi-parcours, consiste en l’élaboration d’une version prototypique du projet : chaque groupe présente à l’oral, à la classe et aux deux professeurs des matières concernées, une version abrégée de leur futur travail. C’est l’occasion d’un véritable “BrainStorming” général, puisque les groupes vont pouvoir prendre connaissance des idées des autres, ce qui va permettre à tous de s’en inspirer, mais également d’affiner leur projet à travers une critique bienveillante, de la part de leurs pairs et des professeurs.

En parallèle, les enseignants de français et d’histoire-géographie poursuivent leur progression.
Le professeur de Lettres mène ainsi une séquence portant sur l’étude d’un corpus de lettres de poilus, en résonance avec des extraits du roman de Laurent GAUDE, Cris, et du film de Stanley KUBRICK, Les sentiers de la Gloire.
Le déroulement des séquences pédagogiques permet aux élèves d’améliorer leurs travaux à la fois pour enrichir le contexte historique, la qualité linguistique et la justesse lexicale.
Les séquences sont en effet aménagées afin d’introduire, à l’intérieur des séances, des temps de travail collectif sur le projet, au cours desquels les professeurs prennent le temps d’accompagner l’élaboration des différentes productions complétant les diaporamas.
Ces temps permettent aussi d’évaluer avec précision la façon dont les élèves s’emparent de la période et des oeuvres, et leur donner l’occasion de rectifier leurs erreurs.
L’enjeu pour les enseignants est ici de trouver la bonne distance entre un sur-étayage et une trop forte autonomie, dommageable aux élèves car ils seraient alors finalement livrés à eux-mêmes.


5- Une évaluation finale orale du projet

En fin de la période, chaque groupe présente son “Smartphone de Poilu” à la classe, en expliquant quelles applications ont été choisies et de quelle manière, et en lisant des extraits de la correspondance (Mails, SMS, messages privés…) entre le soldat et sa famille, les combattants de son unité, sa hiérarchie… Une grande attention est portée au respect du contexte historique comme à la qualité rédactionnelle, à la tonalité des messages, tragiques le plus souvent, pouvant aussi être support de satire, de débats..., pouvant aussi revenir sur des moments heureux, doux, voire comique.
Les documents joints dans le portfolio (pouvant tous être agrandis pour une lecture aisée) illustrent le travail mené.

Après l’évaluation finale, les groupes qui le souhaitent ont pu bénéficier au cours des mois suivants d’un accompagnement plus fort de la part des professeurs, sur la question de l’oral notamment, afin de présenter leur travail à l’épreuve du DNB.

  Quel bilan tirer du projet ?


Les élèves se sont manifestement investis.
Il s’agit finalement d’une autre manière de rédiger des écrits d’appropriation, particulièrement utiles au service du développement de l’assise culturelle des élèves et de leur connaissance comme de leur interprétation t des oeuvres.
La production finale et sa restitution dynamisent l’acte de lecture. Le travail demandé engage les élèves dans une démarche de projet singulière et motivante.
L’exploitation d’un environnement numérique familier des élèves dynamise aussi l’acte d’écriture et le nourrit, comme en témoignent l’ampleur des écrits, leurs variétés, la justesse de ton et de genre également.

La richesse des tonalités d’écriture comme la variété des sujets traités selon les destinataires des messages traduisent en effet la qualité de l’appropriation de l’oeuvre, de la période dans laquelle elle s’inscrit, et de la langue elle-même.

Portfolio

Message d'un soldat à sa femme Un profil de soldat recréé Journal d'un soldat Des exemples de Lettres L'horizon d'attente d'un soldat Un patrimoine musical Exemples de messages échangés